C’est un objet artistique organique non identifié. Imaginez… Imaginez les mots de l’éco-féministe américaines Suzanne Griffin qui entrechoquent l’univers fantasmatique et futuriste de Nnedi Okorafor et de Sun Ra, sur des textures sonores électro hip hop de l’an 2022 autour desquelles gravitent des voix enchantées, des rappeuses au caractère bien trempé, un chœur grec d’enfants de la Courneuve, un alphabet vulvaire mangphu stylisé, de la danse, et peut-être même le fantôme de Nina Simone planant au-dessus d’une création qui bouscule les codes et les genres, et qui secoue théâtre, hip hop, textures sonores, musiques, danses, arts visuels et action culturelle.
Bienvenue dans le vaisseau mère de T.I.E. et des Femmes Sauvages, un vaisseau 2.0 qui vogue dans d’autres espaces que le vaisseau P-Funk Mothership de George Clinton : car ici, les femmes sont aux commandes.
Et c’est T.I.E – chanteuse, beatmakeuse, productrice, artiste visuelle et adepte des hybridations artistiques qui pilote ce voyage insolite, embarquant avec elle des jeunes ados, des adultes en situation de handicap et des acteurs amateurs.
L’arche à T.I.E. humaine
« Cette année, je suis artiste en résidence à la Dynamo pour Banlieues Bleues pour développer un projet solo qui s’appelle Odyssey In Utero, qui sera présenté cet automne, explique la sénégalaise T.I.E. J’y questionne le féminin, en partant du principe que l’utérus est un vaisseau, et que la façon dont on le considère dit beaucoup de notre société. Nous, femmes, on a l’habitude de slalomer entre les codes, de trouver des marges pour exister, et de se battre donc, forcément, de déconstruire et de travailler sur nous-même. Les hommes, eux, vivent dans un monde fabriqué à leur mesure, ils ont moins eu l’occasion de le questionner. Mais aujourd’hui quand les fréquences féminines bousculent tout ça, ils peuvent se sentir démunis ou perturbés. Comment construire un nouvel équilibre ? Ce questionnement m’a donné envie de travailler avec des publics non-professionnels parce que nous, artistes, nous devons parler, écouter et entrer dans les imaginaires. C’est le premier lieu des mutations et des conquêtes ».
Depuis plus de 20 ans, Banlieues Bleues a pour vocation de partager l’art avec le plus grand nombre, à travers des concerts dans toute la Seine-St-Denis bien sûr, mais aussi à travers des actions musicales auprès des publics scolaires, et des créations collaboratives originales. Ces créations collaboratives sont de véritables spectacles professionnels montés avec des artistes et des non-professionnels, qui travaillent ensemble pendant plusieurs mois en ateliers.
« C’est encore assez rare en France mais dans d’autres pays ces collaborations sont très développées. Il y a un vrai geste artistique dans ces projets originaux, conçus avec et pour les participants, avec des énergies et des moyens partagés, résume Xavier Lemettre, le directeur de Banlieues Bleues. On prend ces spectacles avec beaucoup de sérieux parce que c’est une formidable opportunité de créativité, de rencontres, de mixité sociale, et ça a toujours un impact mémorable pour les artistes et les participants. Il se passe toujours quelque chose de fort. Même si pendant les répétitions, c’est le chaos, le résultat est toujours bluffant ! »
Pour cette création baptisée « Le Vaisseau Mère », le festival a invité une soixantaine de participants de différents univers et d’âges différents : des jeunes de 3e SEGPA du Collègue Lavoisier, des jeunes en situation de handicap de l’association Ounissa F&H et de la Maison de Quartier Fête Le Mur, et des acteurs amateurs de Lafabrik Origin.
« Pour coordonner ce joyeux bazar à travers des dizaines d’ateliers, j’avais besoin d’une équipe solide, explique T.I.E. Alors j’ai invité 6 amies artistes du collectif Les Femmes Sauvages : Anouch Adjarian (chant cantique), Zinda Reinhart (chant & percussions), Djimadjim (chant, textures sonores), Ndoho Ange (chorégraphies), Lakesabe (théâtre & chant) et Allie Rozetta (création visuelle). Elles sont toutes hyper créatives et elles travaillent à garder leur nature sauvage dans un monde qui ne demande qu’à les lisser, et où on a dominé la nature et la femme de la même manière ». Comment en dominant ce qu’il y a de sauvage en nous et autour de nous, l’humanité s’est coupée d’elle-même et de l’équilibre des choses ? Comment retrouver ce fil, cet équilibre entre le féminin et le masculin? C’est ce que questionne ce spectacle, en interrogeant aussi prosaïquement la place de la femme à La Courneuve et ailleurs…
De l’espace… pour la parole
« Ça nous fait du bien de parler de tout ça ici, explique Merzouk, un des participants. On a raconté des histoires qui nous touchent dans la vraie vie, comme celle de mon collègue qui, bien que sa femme porte le voile, ne veut pas qu’elle travaille alors qu’ils auraient besoin d’un autre salaire. Il ne lui fait pas confiance. Dire ça sur scène, ça nous permet d’essayer de combler un vide. Si personne n’ose parler, il reste un vide.»
Dès le début, T.I.E et les femmes sauvages brisent les silences et habitent ces espaces abandonnés. Avec ses bottes de sept lieues, T.I.E déambule comme un fauve sur l’échine du monde. Enveloppée dans une cape rouge, elle déroule des extraits de textes de Suzanne Griffin, et bouscule les codes. « On n’a pas l’habitude de ce genre de spectacle, résume Dylan, un jeune danseur amateur de Krump. C’est une toute nouvelle énergie pour nous. D’habitude, on se défoule, on danse avec nos codes, ceux du krump : tu mets toutes tes émotions dans le mouvement ! Ici, on écoute, on découvre, c’est surprenant, mais ça nous fait grandir. Certaines phrases sur les femmes m’ont vraiment touché. »
Malgré la difficulté et le manque de temps (trois mois pour coordonner un spectacle et une soixantaine de personnes), ce Vaisseau Mère explore bien des territoires intimes, souvent invisibles, notamment au travers de saynètes que les jeunes ados ont mises en scène à partir de leurs expériences.
« Une parole très intime s’est libérée, s’enthousiasme T.I.E. A travers les ateliers, on travaille à créer un espace car il y a plein de manières d’aider les autres à parler et à se dire. Il n’y a pas de technique particulière, il faut rester à l’écoute et laisser l’espace. Je ne crois pas au don de l’artiste qui serait au-dessus des autres ! On a tous quelque chose à dire de nous-mêmes dans un geste artistique. On est juste dans une société qui ne laisse pas assez d’espace pour ça et qui nous fait violence. On a d’ailleurs été confrontées à cette violence, à des difficultés parfois dans les ateliers. C’est normal, c’est le divin paradoxe. Il faut de l’obscurité et de la lumière. Et tout élan est d’abord chute. Il faut accepter qu’on est tombé bas pour pouvoir s’élever. » De quoi nourrir le projet et aussi le travail futur des 7 artistes.
« C’est très inspirant, ça nous sort de notre zone de confort, on doit s’adapter pour emmener ces publics vers la création, et on doit se laisser surprendre par ce qu’ils sont à nous proposer, être prêts pour l’improvisation jusqu’au jour J et au moment T » résume Ndoho Ange.
Avec tous ses défis, ses rencontres improbables, ses imperfections, son propos et ses exigences artistiques atypiques, Le Vaisseau Mère fait de l’incertitude un endroit vivifiant, le siège de la vitalité, de tous les possibles et de tous les croisements. On n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise ! Et malgré un texte parfois un peu ardu, la fluidité des rôles et des genres transperce le public. Le public du Centre Houdremont à La Courneuve écoute, et se transforme en voguant dans ce vaisseau mère. « Là où je saigne, je soigne. Et quand je pleure, je guéris », conclut le Vaisseau Mère.
T.I.E. sera aussi en concert Banlieues Bleues le 6 avril avec les EXILIANS.